Un pantin pour l'Albinos.

"Une étudiante ?"

La Tremere haussa un sourcil un très court instant, juste avant de reprendre la même pose.
"Il nous faudrait des détails un peu plus précis... Les mythes et légendes d'Aurillia sont nombreux, et toutes les marionnettes ne s'y prêtent clairement pas. L'époque supposée, les intervenants...
Nous ne jouons pas dans une cour de récréation ici, et sans un projet clairement établi, ou des précisions sur le type de jouets désirés, aucune commande ne sera prise. Vous n'êtes pas un nouveau client, vous devriez le savoir..."
Elle sourit un court instant au Malkavien, un horrible sourire de carnassier, avant de poursuivre : "Et j'ose supposer que vous voulez bien évidemment le rester."

Des marionnettes géantes.
À travers ses verres fumés, il observa la jeune femme, en silence, le visage de marbre, comme toujours.

L'adolescent fit une pause et profita de son propre silence pour prendre avec une délicatesse infinie un des petits cheval de bois et en scruter le détail. Le silence fut long, un peu trop long même. Puis, au moment où la majorité des gens s'exaspérait et finissait par prendre la parole, il reprit.

[i]Une étudiante en théatre m' a abordé au Café Sirrocco. Une étudiante en théatre.

Une autre pause. Le jeune albinos déposa doucement le cheval à sa place.

Elle a eu une subvention pour faire une séries de spectacles sur les Mythes et Légendes d'Aurillia, au Centre Culturel. Elle ne m'a pas soumis le texte encore. Mais je me disais que les pantins devaient venir d'ici. Question de respecter le thème, je présumes. Sans doute question de promouvoir la boutique. Je doutes que vous ayez besoin de ce genre de publicité mais je me devais de l'offrir.

Le silence fut sa seule réponse. Puis un cliquetis, l'outil posé sur le côté, le bras du pantin fixé, et la jeune femme leva les yeux vers Dream.
"Tout dépend du style de commandes que vous faites monsieur, mais en moyenne il n'y a rien parmi les jouets de bois que la boutique Pantissimo ne puisse vous fournir... Après, tout est une question de patience, mais pour la qualité, qui n'est pas prêt à attendre ?"

Se décalant sur le côté, prenant le pantin de bois pour le poser délicatement sur une table à sa droite, elle continua son mouvement dans l'objectif de contourner le comptoir pour se retrouver face à l'albinos.

"Que puis-je donc faire pour vous Dream, qui ne concerne que les jouets de cette boutique ?" demanda-t-elle calmement.

Toujours aussi discret, l'adolescent longea la boutique silencieusement, jetant un regard au pantin mais surtout aux marionnettes là, au plafond. Leur confection, les volutes du bois, leurs habits, le détail de leur visage. Les articulations. La qualité des fils. Chaque menu détail était observé. Toujours de face à Serena, toujours. Il ne fallait pas tourner le dos d' un assassin, même si cet adage avait peu de sens, face à la Main.

Il ne put s'empêcher de la regarder travailler. La serenité avec laquelle elle manipulait son outil. Il cligna des yeux et crut se retrouver devant quelqu' un d'autre, l'espace d'un instant. Il pencha la tête à gauche, l'air ennuyé. Il n' avait plus l'age de s'étonner de cotoyer sérénité et violence.

L'adolescent resta quelques minutes à la regarder travailler, en silence.
Puis, d'une voix douce, il dit simplement:

- Buon giorno.
Je suppose que vous prenez des commandes spéciales?

Un ricanement se fit entendre alors qu'il poussait la porte vitrée de la boutique, révélant le mécanisme d'entrée qu'il avait si souvent entendu... et qui lui glaçait toujours autant le sang.
A peine le pied passée l'embrasure, il sentit sur lui des milliers de petits regards de bois se poser sur lui, chacune des poupées, chacun des soldats, ainsi que tout cheval ou autre animal figé le fixant de son regard inerte.

Les marionnettes pendaient du plafond, les masques semblaient ricaner, accrochés au mur, tandis que les voitures semblaient n'attendre qu'un top départ pour s'élancer vers l'extérieur. Les pièces d'échec se toisaient toujours autant du regard, tandis que les petits chevaux gardaient chacun l'espoir d'atteindre le premier l'arrivée... si quelqu'un daignait encore les y déplacer. Ici, tout était si inerte, mais aussi si vivant, que le Malkavien ressentit un mal à l'aise mélangé à une excitation qu'il ne connaissait que trop rarement.

Ceci remarqué, derrière son comptoir, en train de fixer à l'aide d'un étrange outil le bras de bois d'un paysan vêtu de haillons, une charmante jeune femme s'affairait. Serena Leoni, la Main des Sorciers comme on la surnommait à la Cour... Aussi experte en artisanat qu'en tuerie...
Vêtue comme la simple jeune fille qu'elle était, elle ne semblait pas avoir réagi au rire malsain de ses pantins, et poursuivait sa tâche comme si l'albinos n'était pas entré. Derrière elle, le rideau ondulant de l'arrière boutique dissimulait bien des mystères... mystères que le Malkavien n'avait nul envie d'apprendre.

Un imperceptible soupir fit tressaillir un tres bref instant ses traits de statue de marbre. Ah oui. La Cour. L'adolescent jeta un regard autour de lui, humant le vent d'où percait un parfum d'automne. Cela faisait bientot deux ans et demi depuis son départ précipité. Deux ans et demi de stagnation dans cette Cour qui avait tout perdu. À attendre de savoir pourquoi il était là.

L'adolescent se pencha une dernière fois vers le pantin grimacant et tapota la vitrine de la même facon qu' on interpelle un chaton dans la vitrine de l'animalerie. Bien entendu, le pantin resta inerte à l'instar d'un chaton. Ce qui lui fit plaisir. A bien y penser, la boutique Pantissimo et la Cathédrale Saint-Alexandre étaient les deux seuls bâtiments où le binaire lui fichait un peu la paix. Ce qui fit pencher la balance.

Avec des gestes peut-etre un peu trop calculés pour son âge, l'albinos poussa finalement la porte. Un peu de méfiance percait le tout. Car où la technologie désertait, l'imprévisible avait toute sa place.

Il avanca avec précaution dans la boutique, cherchant du regard celui ou celle qu' il ferait danser au bout d' un fil.

Perdu dans cette petite ruelle autant que dans ses pensées, Dream finit par revenir à la réalité lorsqu'il eut l'impression que la petite marionnette de bois pendue dans la vitrine venait de tourner son regard dans sa direction.
Avait-il rêver ? Ou la véritable nature des lieux venait-elle de se montrer de nouveau ?

En tous cas, le quartier était toujours aussi silencieux. Si les cloches de la Cathédrâle venait de sonner, et que sans aucun doute un grand nombre de visiteurs venaient de se presser à la Gare, arrivant comme partant, les ruelles du quartier n'en demeuraient pas moins tranquilles, si ce n'est par certains de leurs aspects lugubres. Surtout là, face à ce masque grimaçant, alors que la fraîcheur de l'automne arrivait à grands pas, alimentée par celle des lieux : l'altitude d'Aurillia ne laissait aucun doute sur le fait que la fin de l'année serait une nouvelle fois glaciale.
Pensant à la situation de sa Cour, le Caïnite se souvint que ce n'était pas seulement au temps que son esprit songeait...

Détournant le regard de la marionnette toujours inerte, il distingua alors un mouvement dans la boutique. Probablement un vendeur de la boutique. Et toujours ouverte, vue l'heure, elle faisait apparaître une question dans sa tête, toujours la même : allait-il finir par entrer, ou passerait-il une nouvelle fois son passage ?

À chaque fois qu'il vagabondait dans le Quartier de la Gare, c'était inévitable. Ses pas le portait devant la vitrine du Pantissimo avec son cheval à bascule éternel et ses tendres poupées de bois. Il ne manquait que les fils pour les faire danser, ces poupées. Au travers de la vitrine, l'adolescent se délectait pour la énième fois du menu détail sculté dans le pin. Il se pencha un instant pour mieux observer. La vitrine lui renvoya son reflet délavé et ses traits d'ivoire que seule la lumière doucereuse du lampadaire colorait d' une teinte jaunâtre.

L'adolescent se redressa, ajusta le large bonnet noir qui couvrait sa chevelure de neige et jeta un coup d'oeil à la porte au travers de ses verres fumés. Bien qu'il sculpta lui-même ses propres marionettes, Scarletti le surpassait et de loin. Il se permit de rêvasser une dernière seconde sur la magnifique marionnette qu' il aurait pu commander au Maitre-sculpteur du Pantissimo. C'était là peut-etre l'une des seules fantaisies qu' il pouvait se permettre. Dans la boutique, il voyait les ombres se mouvoir. Il haussa les épaules et prit son sac en bandouillère avec précaution. La nuit sur Aurillia venait à peine de débuter. La cathédrale en sonnait le glas.